A 6 h je suis réveillé au sursaut par des cris et des pas dans le corridor. Je saute aussitôt de ma couchette et monte sur le pont en toute hâte. Je vois tout le monde avec des ceintures de sauvetage qui courent vers les embarcations, en même temps les officiers crient « aux embarcations ! ».
Je me dis « ça y est ! On a dû être torpillé ! » et entre dans une cabine prendre une ceinture de sauvetage et me dirige vers une embarcation. A ce moment je pense qu’il est quand même curieux que le bateau ne penche pas et je me dis « au fond, ce n’est pas nous ». Je regarde donc autour de moi et ne voyant rien à tribord je cours à bâbord. Je vois un cuirassé à 100 m devant nous qui vacille sur l’eau. Les marins sont tous sur le pont et il y en a qui sautent à l’eau pour se sauver. Je cours ensuite à une embarcation et prête la main pour la main pour la mettre à la mer. Charles saute au dernier instant dedans pour pouvoir aider au sauvetage.

Le Majestic en train de couler
Heureusement que des remorqueurs étaient là, à proximité pour pouvoir sauver tous ceux qui avaient sauté car nos embarcations arrivèrent plus tard.
Je retourne à bâbord et ne vois ô malheur, plus que la coque submergeante du cuirassé. Les larmes me viennent aux yeux quand je pense à toutes ces vies humaines qui ont dû être englouties en rien de temps.
Voilà maintenant le sinistre tel que des témoins oculaires l’ont vu : ils se trouvaient à l’avant sur le pont vers 6h25 lorsqu’ils entendirent tout à coup deux détonations. Presque au même instant ils voient un sillage d’une torpille et entendent un choc formidable. Quelques secondes après une grosse fumée noire s’échappe des cheminées du croiseur-cuirassé anglais « Majestic » et il tangue fortement. Quelques-uns prétendent avoir vu le sous-marin à proximité mais je ne peux pas y croire. Aussitôt tous les matelots montent sur l’avant du pont et quelques-uns ont la présence d’esprit de sauter à l’eau. Tout à coup le cuirassé tombe sur le côté, les mâts en bas. Un cri de détresse épouvantable s’échappe des bouches de tous ces malheureux. Quelques-uns essaient encore de sauter à l’eau, d’autres tels que les officiers se couchent sur le pont pour couler héroïquement avec leur vaisseau. Tous ces malheureux sont pris sous les filets pour torpilles qui furent projetés par le basculage du cuirassé par-dessus ceux qui essayèrent de se sauver à la nage. On estime les rescapés à une cinquantaine contre 6 à 700 hommes d’équipage. Immédiatement après la catastrophe les vaisseaux de guerre anglais et français font la chasse aux sous-marins sans résultat efficace. Les marins anglais avaient aperçu le sous-marin allemand quelques instants avant d’être torpillés car ils tirèrent 2 coups de canon sur lui.
Le sinistre me bouleverse toute la matinée quand je pense que tant d’hommes peuvent être engloutis en 6 minutes exactement, des hommes qui sont à la force de l’âge et qui ne pensaient certainement pas mourir de la sorte. A bord du Dumbéa on ne parle que de ça toute la journée.
L’avant du « Majestic » émerge encore de l’eau, la quille en l’air. Une épaisse couche de pétrole et d’huile recouvre les alentours de l’épave et des effets tels que des vestes et des casquettes sont emmenés à la dérive. Comme souvenir je prends un morceau de couvre casquette d’un officier.
Cette catastrophe, toute imprévue a retardé notre débarquement mais on retourne au travail dès que les embarcations sont de nouveaux en place. Nous finissons d’embarquer le matériel et une quarantaine de chevaux et levons l’ancre à midi pour retourner à Lemnos. Nous quittons donc Seddul-Bahr exactement 24 h après y avoir mouillé, 24h pendant lesquelles nous avons tant fait et tant vu et pendant lesquelles nous avons eu un avant-goût de la guerre. Nous faisons la traversée jusqu’à Lemnos en 3h1/2 par une mer très calme sans avoir vu de sous-marin. Nous mouillons vers 4h dans la baie où nous restons provisoirement en attendant de savoir où nous débarquerons exactement nos chevaux et où nous établirons notre camp. Les hommes d’un canot automobile qui aborde au bateau nous apprennent que le sous-marin avait encore torpillé les deux cuirassés « Dupleix » et « Jaureguiberry » sans toutefois les couler au large de Lemnos. Il faut vraiment admirer la témérité du capitaine boche ! Espérons qu’on arrivera bientôt à anéantir son sous-marin. Il avait bien préparé son coup pour venir par le détroit et contourner Seddul-Bahr la nuit, pendant notre garde et se mettre à l’affut derrière les paquebots et le matin de prendre pour objectif le cuirassé le plus grand dans le port. Le Majestic avait été construit en 1895, avait 14900 tonnes et une vitesse de 18 nœuds. Le soir à 7 h Charles et moi prenons un bon bain de mer en plongeant du bateau. Le lendemain cependant on nous interdit de nous baigner à cause des requins. Nous passons une bonne nuit dans une cabine de 1ère classe.